Spécialiste des mondes russe et turc, Ana Pouvreau a une longue expérience de l’analyse prospective géostratégique. Docteur en Etudes slaves de l’Université de Paris IV-Sorbonne, elle concentra pendant plusieurs années ses recherches sur l’étude de la dissidence anti-soviétique. Diplômée en Sciences politiques et Russe (Bachelor of Arts) de l’Université de l’Etat de New York ainsi qu’en Relations internationales et Etudes stratégiques (Master of Arts) de Boston University, elle s’attacha, dès la chute de l’Union soviétique, à tenter de cerner la vision russe des équilibres géostratégiques et en particulier des enjeux de sécurité européenne. Tout d’abord spécialisée sur le monde soviétique puis post-soviétique (1990-2000), auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie, elle se consacra ensuite aux Balkans et aux questions liées aux enjeux de défense (2000-2003), puis à la Turquie, où elle séjourna quelques années à compter de 2008. Elle a apporté son expertise à plusieurs institutions et organisations internationales (OTAN, UNESCO, Union de l’Europe occidentale, OSCE). Elle produit régulièrement des analyses pour des publications françaises, britanniques et américaines, en tant qu’experte indépendante. Elle est auditrice de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) depuis 2018.
De l’importance de l’analyse prospective pour modeler l’avenir
Au terme de vingt ans de guerre, le fiasco occidental en Afghanistan en août 2021, couplé avec la récession économique planétaire provoquée par la pandémie de covid, aurait pu laisser entrevoir une période d’accalmie après une succession de crises géopolitiques. C’est tout le contraire qui est en train de se produire. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, les équilibres géostratégiques qui prévalaient en Europe depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ont volé en éclat et aujourd’hui, les nations européennes se préparent à entrer dans une ère de grandes turbulences.
Ces bouleversements qui s’annoncent dans un contexte d’accroissement de la menace terroriste et d’expansion de la menace criminelle à l’échelle globale, interrogent sur la capacité des Etats à prévoir l’avenir.
A la fin mars 2014, peu après l’annexion de la Crimée par la Russie, le général James Mattis, qui fut à la tête des opérations militaires américaines au Moyen-Orient et en Asie Centrale en tant que commandant de US Centcom (US Central Command), déclarait : « Dans l’armée, l’avenir prévisible, cela n’existe pas, en raison du caractère fondamentalement imprévisible des événements dans le monde. Le terrain de jeu des relations internationales est bien trop complexe, avec un nombre illimité de variables qui changent constamment ».
En effet, trente ans après la chute du mur de Berlin, la succession inédite de surprises stratégiques force les Etats à reconnaître la difficulté d’anticiper les évolutions géostratégiques. La liste de ces surprises continuant de s’allonger, la perception occidentale du monde s’en trouve durablement transformée. Les observateurs les plus aguerris sont en quelque sorte figés dans une sorte de sidération, tant les événements s’avèrent marquants : pandémie dévastatrice; multiplication des attaques terroristes; expansion de l’islam radical; montée en puissance de la Chine et de la Russie ; renforcement des populismes et apparition de courants pro-russes au sein du monde occidental ; évolutions politiques, sécuritaires et stratégiques inattendues en Turquie, notre alliée dans l’OTAN; crise des migrants. Ces derniers sont autant de signes annonciateurs d’un prochain basculement majeur des équilibres géostratégiques dans le monde.
Dans ce nouvel environnement instable, incertain et extrêmement dangereux, la nécessité pour les Etats de consentir un effort exceptionnel dans le domaine de l’anticipation stratégique est urgente. L’élaboration de scénarios à long terme (à l’horizon de vingt, trente ou cinquante ans) s’impose plus que jamais. Une telle exigence a donné lieu, en France notamment, à une réorganisation majeure de la prospective de défense.
Pendant la guerre froide, les fondateurs du Harvard Nuclear Study Group avaient mis en avant « l’effet boule de cristal », à savoir, la prudence manifestée par les Etats-Unis et l’Union soviétique devant le spectre terrifiant de l’éventualité d’une apocalypse nucléaire. Le risque, écrivait l’éminent professeur de relations internationales, Joseph Nye, membre du groupe, était que les boules de cristal des scénarios de guerre nucléaire ne soient brisées « par accident, par erreur ou par complaisance » (“To Deter and Defuse”, in The New York Times, 30 janvier 1983). Dans ce cas, la dissuasion échouerait et les conséquences seraient fatales pour l’humanité toute entière.
L’avantage de l’analyse prospective dans le domaine stratégique est précisément de pouvoir mettre à la disposition des autorités politiques et militaires autant de boules de cristal que le processus de prise de décision en exige, afin de défendre, dans les meilleures conditions possibles, nos intérêts stratégiques. La démarche prospective vise à anticiper les contours du monde actuellement en gestation, à en prévoir les failles et à mettre en place les outils qui permettront de le façonner, de manière à défendre nos intérêts vitaux et à préserver nos acquis stratégiques. Cette démarche a pour double objectif, d’éviter, tout d’abord, d’être confronté à des situations stratégiques inédites et, par ailleurs, de commettre des erreurs irréversibles dans la conduite des relations internationales et, a fortiori, dans le choix d’options militaires.
Les efforts pour promouvoir la recherche prospective par le biais d’une réorganisation de la recherche et du renforcement des capacités renseignement, porteront indubitablement leurs fruits. Cependant, une étape particulière demeure cruciale pour le succès de la démarche d’anticipation stratégique : celle de la diffusion des résultats de l’analyse dans la chaîne de prise de décision. En 1945 déjà, l’écrivain britannique George Orwell avait identifié ce problème central : « Les gens peuvent anticiper l’avenir seulement lorsque cela coïncide avec leurs souhaits, écrivait-il. C’est ainsi que les faits les plus grossièrement évidents finissent par être ignorés lorsqu’ils ne sont pas bienvenus » (Partisan Review, hiver 1945).
Dans ces conditions, si le cycle de la démarche prospective est mené à bien – en partant de la collecte du renseignement jusqu’à l’élaboration puis la diffusion des scénarios dans les rouages décisionnels – les efforts consentis actuellement dans le domaine de l’anticipation stratégique contribueront de manière significative à l’aide à la décision et permettront certainement d’éviter de nombreuses autres surprises stratégiques. Nous espérons que ce blog y contribuera également.