Le rejet imminent par le Japon d’un million de tonnes d’eaux radioactives ayant servi à refroidir les réacteurs endommagés de la centrale de Fukushima ne sera pas sans conséquences pour les consommateurs européens en raison de l’accord de libre-échange UE-Japon signé en juillet 2018.
FAITS
Le Japon a annoncé, le 13 avril 2021, son intention de rejeter dans l’océan 1,25 million de tonnes d’eau contaminée issue de la centrale nucléaire de Fukushima, dont les réacteurs sont entrés en fusion lors des événements cataclysmiques du 11 mars 2011. Selon une estimation de mars 2018, le séisme et le tsunami auraient fait 19 630 décès et 2 569 disparus. L’opérateur de la centrale nucléaire – la Tokyo Electric Power Company (Tepco) – et les autorités japonaises arguent du fait que le pays atteindra la limite de ses capacités de stockage en 2022. Alors que plusieurs solutions ont été mises en avant par des experts internationaux au fil de la dernière décennie, seule la solution du rejet des eaux dans l’océan a été retenue, au grand dam de la Chine et de la Corée du Sud, mais aussi des associations de pêcheurs locaux.
La Chine a qualifié mardi « d’extrêmement irresponsable » l’approche du Japon qui « va gravement nuire à la santé et à la sûreté publiques dans le monde, ainsi qu’aux intérêts vitaux des pays voisins ». La Corée du Sud a exprimé de « vifs regrets » après cette décision qui représente « un risque pour l’environnement maritime » , tandis que les Etats-Unis soutiennent le Japon dans sa décision (1).
Des documents internes à TEPCO révélés par Greenpeace ont montré que ces eaux contiennent des quantités variables de 62 radionucléides, notamment du strontium 90, de l’iode, du césium et du cobalt (2). De plus, de l’uranium, du plutonium et de l’américium 241 sont également présents, ainsi que du tritium, une substance radioactive dont la particularité est de s’incorporer très facilement à l’eau.
Selon le gouvernement japonais, ces eaux irradiées seraient traitées avant d’être rejetés dans l’océan afin d’en retirer les radionucléides à l’exception du tritium, que les techniques actuelles ne permettent pas de filtrer, d’où des rejets prévisibles d’eaux tritiées.
Cependant, il est important de noter qu’au fil des dernières années, les autorités japonaises n’ont pas autorisé les inspecteurs européens indépendants à effectuer des tests sur les eaux contaminées des réservoirs de Fukushima. TEPCO affirme depuis dix ans, que ces dernières ne présentent aucun danger pour la santé. De forts doutes persistent donc quant à la teneur des eaux contaminées qui seront rejetées.
Or, en vertu d’un accord de libre-échange, le JEFTA, signé en juillet 2018 entre le Japon et l’Union européenne, il est prévu que les poissons et autres produits de la pêche récoltés près des côtes de Fukushima après le déversement des eaux contaminées, soient consommés en Europe. Le JEFTA répond à la volonté de la Commission européenne d’éliminer progressivement les tarifs douaniers et d’assouplir les restrictions sur les importations en provenance du Japon et ce, afin de créer une zone de libre-échange de 635 millions de personnes. Seuls le Parlement européen et la Diète japonaise ont été appelés à se prononcer en décembre 2018 sur cet accord, les parlements européens n’ayant pas été consultés.
En outre, les écologistes européens ont dénoncé le fait que les certificats de contrôle de radioactivité sur les produits agricoles et alimentaires en provenance de cette zone durablement contaminée ne soient plus obligatoires pour entrer sur le marché européen. En effet, dès 2017, la Commission européenne a commencé à lever les contrôles sur le niveau de radioactivité des denrées alimentaires de Fukushima, effaçant ainsi leur traçabilité (3).
ENJEUX
Les enjeux sont donc avant tout d’ordre sanitaire.
Selon la députée européenne Michèle Rivasi, le nettoyage de la centrale de Fukushima est un processus sans fin et, par conséquent, toutes les espèces marines à proximité des zones sinistrées vont inexorablement être contaminées pour les siècles à venir et cela sans limite dans le temps, car la centrale nucléaire de Fukushima est irréparable. Le plutonium 239 a, par exemple, une durée de vie de 24 000 ans (4).
Pour l’océanographe Bertrand Pouvreau, la radioactivité affecte principalement les algues et les mollusques bivalves tels que les huîtres et les moules. « Les poissons plats tels que la sole, la limande ou la plie, de même que ceux situés au bout de la chaîne alimentaire, comme le thon, sont également touchés. La consommation d’aliments contaminés par la radioactivité est particulièrement dangereuse pour les bébés et les enfants car leurs cellules se reproduisent beaucoup plus rapidement que chez les adultes. Les cancers frappent dans la moelle osseuse et le système lymphatique » (5).
A ce stade, la levée progressive par la Commission européenne des contrôles de radioactivité empêche de connaître la quantité de césium dans les aliments en provenance des zones contaminées. Les autorités japonaises ne transmettent pas d’informations non plus sur les teneurs en strontium et en tritium, qui sont cancérigènes. A titre d’exemple, le strontium 90 remplace le calcium et se fixe sur les os et les dents des individus qui en ont ingéré. Le tritium, qui ne peut être enlevé des eaux de la centrale, peut représenter un risque lorsqu’il est ingéré avec l’eau potable ou des aliments, ou bien inhalé ou absorbé par la peau, ce qui pose problème dans la consommation régulière de poissons, crustacés, ou farines animales produites à partir de poissons très présentes dans les circuits de agro-alimentaire. Par ailleurs, selon une étude française « L’eau tritiée (HTO) diffuse de manière homogène dans toutes les cellules, traverse aisément la barrière placentaire et participe à la composition des cellules du fœtus en croissance » (6). À l’heure actuelle, au sein de l’UE, 100 Becquerels par kilo de radioactivité sont admissibles – même dans les céréales pour enfants. Le seuil est de 50 Becquerels pour les aliments pour bébés.
COMMENTAIRES PROSPECTIFS
Le gouvernement de Shinzo Abe, puis celui de Yoshihide Suga, ont agi avec détermination auprès de la Commission européenne pour faire en sorte que les contrôles de radioactivité sur la production alimentaire de la préfecture de Fukushima et des régions environnantes ne soient plus à l’ordre du jour et que celle-ci soit commercialisée au plus vite au sein de l’Union européenne. (7).
Force est en effet de constater l’absence de débat sur ces questions tant au niveau du parlement européen qu’au niveau des parlements nationaux. En 2019, au Royaume-Uni, le candidat conservateur Neil Parish, ancien président du Comité de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales, avait cependant souligné la nécessité d’un étiquetage obligatoire sur les produits de Fukushima et déclaré : « Nous n’avons pas besoin de ces échanges commerciaux. Si les Japonais ne mangent pas ces denrées, pourquoi le ferions-nous? Les scientifiques peuvent bien déclarer qu’il n’y a pas de risques, les gens ont le droit de savoir ce qu’ils mangent » (8).
Au vu de l’impact sanitaire prévisible du rejet dans l’océan des eaux contaminées de Fukushima, il est urgent que la Commission européenne rétablisse au plus vite des contrôles de radioactivité rigoureux sur les produits alimentaires en provenance des zones contaminées concernées. En outre, comme le réclament en vain les écologistes européens, il serait utile pour l’Union européenne d’imposer aux autorités japonaises d’accueillir des experts européens indépendants pour promouvoir des solutions alternatives au rejet en mer des eaux contaminées, telles que celle par exemple du stockage durable. Sur le modèle de la convention OSPAR pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est, l’idée défendue par certaines ONG d’un accord international visant à obtenir des concentrations de substances radioactives artificielles proches de zéro dans le Pacifique, semble pertinente. En outre, dans chaque Etat-membre de l’Union européenne, une vigilance accrue des autorités sanitaires sur ces questions est indispensable. Enfin, sur fond de pandémie de covid-19, il serait souhaitable que le débat sur cette grave question sanitaire soit enfin porté dans l’enceinte des parlements nationaux.
Ana Pouvreau, auteure invitée Asie21
ana.pouvreau@gmail.com
La position du Japon
Les autorités japonaises avancent l’idée que la dilution du tritium se fera dans l’eau de mer sur plusieurs années
et qu’il suffira de contrôler en permanence les rejets, en fonction des marées et des courants marins.
En ce qui concerne l’absence d’experts indépendants (japonais ou étrangers) pour effectuer des tests sur la
radioactivité, le Japon affirme que des contrôles rigoureux sont faits sur ordre du gouvernement avec des
appareils de mesure contrôlés par l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA).
Le Japon est soutenu dans sa décision de rejeter les eaux contaminées de Fukushima dans l’océan par les Etats-
Unis et par l’AIEA.
Notes de bas de page :
https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/nucleaire-le-japon-va-rejeter-1-million-de-tonnes-d-eau-contaminee-de-fukushima-colere-de-pekin-882248.html
2 https://trade-leaks.org/jefta-leaks/
3 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:32019R1787&from=EN
4 Entretien avec l’auteure.
5 Entretien avec l’auteure.
6 « Le Tritium : un risque sous-estimé [archive] », ‘in’ le livre blanc du tritium. « Aspects radiotoxicologiques du tritium Dr Laurence Lebaron-Jacobsdsv / dir / Prositon CEA de Cadarache »; Nucléaire et Santé Paris 30 janvier 2009, PPT, 13 pages ; in Wikipedia : « Radiotoxicité du tritium » [https://fr.wikipedia.org/wiki/Radiotoxicit%C3%A9_du_tritium#cite_note-ppt-23].
7 https://www.sudouest.fr/2019/11/21/jo-de-tokyo-servir-ou-non-de-la-nourriture-de-fukushima-aux-athletes-6852411-5243.php
8 https://www.telegraph.co.uk/news/2019/11/26/radioactive-food-fukushima-will-heading-uk-eu-plans/