A la chute de l’Union soviétique en 1991, la Biélorussie a retrouvé son indépendance pour la deuxième fois depuis son annexion par l’Empire russe au dix-huitième siècle. L’ancienne République socialiste soviétique (RSS) de Biélorussie est cependant rapidement revenue dans le giron de la Russie, à la suite de l’évincement, en 1994, du chef de l’Etat biélorusse Stanislaw Chouchkievitch. Ce dernier, qui était favorable à un rapprochement avec l’Occident, a laissé la place à l’actuel président biélorusse Alexandre Loukachenko, pro-russe et nostalgique de l’Union soviétique, lors des élections présidentielles de 1994. Sous son autorité, le pays s’est acheminé vers une « fusion » avec la Russie. Tout d’abord, par le biais de deux traités d’union signés en 1997 et en 1999 dans le cadre de la Communauté des Etats indépendants (CEI), la Biélorussie est entrée dans une confédération avec la Russie : l’Union de la Russie et de la Biélorussie (Soyuz Rossii i Bielorusii, SRB). Cette Union permet notamment la libre circulation des ressortissants russes et biélorusses sur le territoire des deux pays, d’ailleurs unis depuis 2010 par une union douanière. Lors d’une prochaine étape, cette confédération pourrait prendre la forme d’une fédération unique russo-biélorusse.
Cette évolution s’illustre en particulier par le renforcement inédit des liens qui unissent les deux pays dans le domaine militaire. La Russie a fait de son allié biélorusse un atout majeur de sa stratégie vis-à-vis de l’OTAN. Les principes de cette coopération militaire ont été formulés dans la doctrine militaire de l’Etat d’Union russo-biélorusse dès 2001[1].Ce rôle s’est encore accru depuis la publication de la doctrine militaire russe de décembre 2014, qui souligne que l’élargissement de OTAN vers l’Est constitue une menace fondamentale pour la sécurité de la Russie.
Le renforcement continu de la coopération militaire entre la Russie et la Biélorussie observé au fil des deux dernières décennies, ne laissait aucun doute sur le rôle stratégique crucial dévolu par la puissance russe à son allié biélorusse dans une éventuelle crise avec l’Occident. Force est de constater que l’alliance militaire entre la Russie et la Biélorussie n’a cessé de se renforcer, tandis que l’élargissement de l’OTAN vers l’Est progressait[2]. Quels sont les objectifs poursuivis par la Russie en ce qui concerne son alliance avec la Biélorussie ?
° Utiliser le territoire de la Biélorussie comme une zone-tampon
Pour le professeur Virgilijus Pugačiauskas de l’académie militaire lituanienne, dans l’hypothèse d’un conflit avec l’Occident, la Biélorussie constituerait pour la Russie une zone-tampon la protégeant de l’Occident ; un territoire apte à accueillir des troupes russes ; un allié lui permettant de mutualiser ses capacités militaires et un tremplin pour faire mouvement en direction de l’Ouest dans le cadre d’une offensive contre les forces de l’OTAN[3]. Face à la politique dite de « la porte ouverte » (Open Door Policy) de l’OTAN[4], la Russie n’a cessé de développer un « syndrome de la forteresse assiégée »[5]. Dans cette optique, la Biélorussie, de par sa situation géostratégique particulière, satisfait les intérêts de sécurité russes en permettant à la Russie de protéger son territoire d’une éventuelle agression occidentale. Seule alliée de la Russie sur le flanc occidental de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)[6], qui se veut être le pendant eurasiatique de l’OTAN, la Biélorussie joue un rôle de bouclier défensif[7]. D’une superficie de 207 600 km2, elle partage avec la Russie une frontière terrestre de près de 1000 km. Elle est entourée par trois Etats membres de l’OTAN, à savoir, la Pologne (entrée dans l’Alliance atlantique en 1999), la Lituanie et la Lettonie, toutes deux membres de l’OTAN depuis 2004. Elle est, de surcroît, située à 200 km seulement de l’enclave russe de Kaliningrad, un territoire de 203 km2 coincé entre la Pologne et la Lituanie. Le corridor de Suwalki, qui relie Kaliningrad à la Biélorussie, constitue un goulot d’étranglement stratégique de 70 kilomètres de long. Celui-ci est l’unique porte de sortie vers l’Union européenne pour les États baltes, entourés par la Russie, la Biélorussie et Kaliningrad.
° Maintenir les forces biélorusses dans un état de dépendance
Pour le spécialiste de géostratégie Konrad Muzyka, les forces armées biélorusses se trouvent dans une situation de subordination vis-à-vis de la Russie aux plans de la doctrine, de l’organisation et des capacités. Il n’y a pas de pensée stratégique biélorusse indépendante et la Russie décide de l’évolution des forces armées biélorusses tant en matière d’organisation que de doctrine[8]. Selon cette analyse, en temps de guerre, le rôle principal de la Biélorussie consisterait avant tout à fournir une profondeur pour la guerre de manœuvre, à repousser le conflit aussi loin que possible des frontières de la Russie et, avec le soutien des forces russes, de fermer le corridor de Suwalki. Toute opération de combat serait menée en étroite coopération avec la Russie[9].
Au plan capacitaire, l’armée biélorusse n’est plus que l’ombre des forces armées soviétiques stationnées en Biélorussie par rapport à l’époque de la guerre froide. L’arsenal nucléaire déployé sur le territoire biélorusse était le sixième du monde et la Biélorussie abritait un quart des missiles balistiques intercontinentaux Topol. Il fut démantelé à la chute de l’Union soviétique. Après la guerre froide, les forces conventionnelles biélorusses ont également considérablement diminué en nombre et en capacité. Dans le domaine aérien, le principal potentiel de combat de l’armée de l’air biélorusse repose sur des MIG-29 obsolètes datant de l’ère soviétique.
Dans le cadre de l’Etat d’Union russo-biélorusse, plusieurs dizaines d’accords bilatéraux ont prévu « la coordination des politiques d’armement, des forces armées et des moyens antiaériens, du renseignement militaire, de la formation du personnel ainsi que l’usage conjoint des infrastructures militaires et une coordination politique sur les questions de sécurité régionale »[10]. A titre d’exemple, depuis 2000, le Groupement régional de Forces (Regionalnaya Grouppirovska Voïsk, RGV), système unifié d’intervention rapide intégré aux forces de l’OTSC, englobe l’ensemble des forces armées biélorusses et les forces du district militaire ouest de la Russie. Commandé en temps de paix par un officier biélorusse, il est prévu que ce soit un Russe qui commande le RGV en temps de guerre[11]. Les entraînements conjoints et les exercices de grande ampleur tels que « Occident » (« Zapad ») et « Bouclier de l’Union » (« Shchyt Soyuza ») menés par le RGV permettent, depuis 2005, sur une base biannuelle, aux forces des deux pays d’accroître leur interopérabilité, de même que d’autre exercices bilatéraux de moindre ampleur.
Les ministères de la défense russe et biélorusse ont développé conjointement leur système ferroviaire afin d’optimiser l’acheminement des équipements militaires et des armements de la Russie vers la Biélorussie.
°Poursuivre l’intégration dans les domaines de la défense aérienne et de l’armement
Le partenariat stratégique entre les deux pays s’illustre en particulier par la mise sur pied d’un système intégré dans le domaine de la défense aérienne et antiaérienne commune. La création d’un système de défense aérienne régionale commun en 2016 permet le contrôle de l’espace aérien biélorusse et la transmission de l’information en Russie, aux unités de combat, aux centres de contrôle des forces armées de la région de Moscou, à l’armée de l’air à Saint-Pétersbourg et aux unités de la défense aérienne russe dans la région de Kaliningrad[12].
Plusieurs bases aériennes biélorusses n’hébergent pas de moyens aériens mais sont maintenues dans un état permettant l’accueil rapide de personnels russes, des systèmes de défense antiaérienne et d’alerte avancée et des aéronefs[13]. La crise ukrainienne a actuellement pour effet d’accélérer la modernisation de ce système de défense commune aux deux Etats.
Par ailleurs, selon la géopolitologue Anaïs Marin, la Biélorussie constitue un maillon essentiel du complexe militaro-industriel russe auquel il fournit des biens et des services dans trois domaines principaux (la fabrication de châssis à usage dual ; la production de matériels d’optique et d’outils de communication et de surveillance ; et la maintenance d’équipements soviétiques ou russes). Il n’en reste pas moins que tous les contrats de fourniture et de maintenance d’armement pour les pays tiers sont négociés et contrôlés par des entreprises ou agences d’armement russes[14]. La Russie cherche à décourager tout projet de coopération entre la Biélorussie et d’autres pays, notamment avec la Chine.
° S’assurer de l’interopérabilité des forces biélorusses
Cette alliance se révèle actuellement particulièrement importante dans le cadre de la crise ukrainienne, comme en témoignent les vastes déploiements par la Russie de troupes et de matériels sur le territoire biélorusse à compter de la mi-janvier 2022. Quelque 30 000 militaires russes ont été déployés sur le territoire biélorusse notamment dans la région de Brest. Des avions de chasse russes Su-35 et Su-25, des systèmes de défense antiaérienne et antimissile mobile russe S-400 Triumf et Pantsir-S1, ainsi que des missiles balistiques de courte ou moyenne portée Iskander-M, ont été acheminés en Biélorussie[15]. Des avions MiG-31, armés de missiles hypersoniques Kinzhal, ont été envoyés à Kaliningrad[16]. Conséquence au plan régional de ce déploiement : début février 2022, plus de 120 000 soldats russes étaient présents à la frontière entre la Russie et l’Ukraine (en plus des quelque 33 000 soldats russes stationnés sur la péninsule de Crimée annexée par la Russie en mars 2014), faisant surgir dans le camp occidental la crainte d’une attaque russe sur la capitale ukrainienne à partir de la Biélorussie. Sur fond d’intenses négociations diplomatiques en vue d’une désescalade dans la crise ukrainienne, la Russie, pour sa part, a argué que ces déploiements (décidés en décembre 2021) avaient lieu dans le cadre d’un exercice conjoint avec la Biélorussie « Union Resolve 2022 », prévu entre le 10 et le 20 février 2022, afin d’entrainer les forces armées des deux pays à repousser une agression extérieure et à lutter contre le terrorisme[17]. Déjà en septembre 2021, un exercice annuel stratégique russe « Occident-2021 ») (Zapad-2021), s’était déroulé à la fois en Russie et en Biélorussie. Il semblerait que les déploiements actuels dans le cadre d’exercices militaires soient annonciateurs d’une pérennisation d’une présence militaire russe permanente[18].
° Pérenniser une présence militaire russe permanente sur le territoire de la Biélorussie
Jusqu’au printemps 2021, la Russie ne disposait que de deux installations militaires russes permanentes et non-offensives sur le territoire biélorusse. Tout d’abord, la station radar Hantsavichy près de Baranovitchi dans la région de Brest abritant un radar conçu pour identifier les lancements de missiles balistiques depuis l’Europe occidentale. Par ailleurs, le centre de communication navale de Vileïka dans la région de Minsk assure la liaison entre le chef d’état-major russe et les sous-marins nucléaires de la Fédération de Russie dans les océans Atlantique et Indien.
Le 5 mars 2021, les deux pays ont signé un programme de partenariat stratégique bilatéral militaire sur cinq ans[19]. Ils ont annoncé, en mai 2021, leur intention d’ouvrir trois centres permanents d’entraînement au combat, dont un en Biélorussie et deux en Russie, en plus de missions conjointes de patrouille aérienne à partir de l’été 2021[20]. Un centre d’entraînement au combat conjoint de l’armée de l’air et des forces de défense aérienne, situé sur le territoire biélorusse, dans la région de Grodno, non loin de la frontière polonaise, a été mis en place, avec pour objectif principal l’entraînement des équipages d’avions Su-30SM, la formation de spécialistes biélorusses à l’exploitation de systèmes de missiles anti-aériens modernes en service dans les forces armées russes, ainsi que l’exécution conjointe de tâches d’entraînement au combat. La Russie accueille les deux autres centres d’entraînement au combat, près de Nijni Novgorod et à Kaliningrad[21].
Depuis 2012, la Russie est déterminée à obtenir l’installation d’une base aérienne permanente sur le territoire biélorusse, mais le président Loukachenko s’y est toujours opposé en mettant en avant le principe de neutralité du pays. Cet obstacle pourrait disparaître dans les semaines qui viennent, lors d’un prochain referendum sur la Constitution de la Biélorussie, visant à rendre possible le maintien du président actuel dans ses fonctions jusqu’en 2035. Des amendements constitutionnels supprimeraient non seulement le principe de neutralité du pays, mais permettraient également à la Biélorussie d’abriter à nouveau des armes nucléaires sur son territoire. Il est donc à craindre que cette perspective ouvre la voie à l’installation permanente de forces conventionnelles et de missiles nucléaires russes en Biélorussie et constitue donc une source d’inquiétude majeure pour l’OTAN[22].
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Actuellement, l’escalade des tensions dans la crise ukrainienne a pour effet d’accélérer le processus d’intégration entre la Russie et la Biélorussie dans le domaine militaire, avec des répercussions au plan politique. Pour rappel, le pouvoir biélorusse a longtemps su résister aux pressions russes visant à lui faire reconnaître l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Il était même parvenu à maintenir une certaine neutralité dans le conflit russo-ukrainien. Cependant, la répression implacable qui a suivi les élections présidentielles biélorusses d’août 2020[23] a contribué à isoler Alexandre Loukachenko sur la scène internationale, réduisant ainsi drastiquement sa marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie. Dans le contexte géostratégique actuel, la perspective ténue d’une normalisation des relations entre la Biélorussie et les puissances occidentales semble donc écartée. Le processus de « fusion » entre les deux pays est ainsi favorisé et pourrait aboutir à l’unification finale des deux Etats, après plus de deux décennies d’attente.
[1] Virgilijus Pugačiauskas: “Military Cooperation between Russia and Belarus: Theoretical and Practical Perspectives”, Lithuanian Annual Strategic Review 17 (1), décembre 2019, p.232.
[2] https://www.nato.int/acad/fellow/01-03/szyszlo.pdf
[3] Op. cit. Virgilijus Pugačiauskas, p.232.
[4] Cette politique s’appuie sur l’article 10 du Traité de l’Atlantique Nord de 1949, qui stipule que l’adhésion à l’OTAN est ouverte à tout Etat européen souverain susceptible de favoriser les principes de ce Traité et de contribuer à la
sécurité de la région de l’Atlantique Nord.
[5] Ana Pouvreau : Les Russes et la sécurité européenne, Paris, L’Harmattan, 1998.
[6] L’OTSC a été fondée en 2002. Elle se veut le garant de la stabilité de l’Eurasie post-soviétique. Elle regroupe la Russie et cinq anciennes républiques soviétiques : la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan (cf. David Teurtrie : « L’OTSC : une réaffirmation du leadership russe en Eurasie post-soviétique ? », Revue Défense Nationale, 2017/7 (N°802), pp.153-160.
[7] Anaïs Marin: “Les relations militaires de la Russie avec le Belarus : une alliance qui laisse Moscou sur sa faim », Revue Défense Nationale, N°802, été 2017, p.161.
[8] Konrad Muzyka : « The Belarussian Armed Forces – Structure, Capabilities and Defence Relations with Russia”, International Centre for Defence and Security (ICDS), Tallinn, Estonia, août 2021.
[9] Op. cit. Konrad Muzyka, p.20.
[10] Op. cit.Anaïs Marin, p.162
[11] Op. cit. Anaïs Marin, p.162.
[12] Op. cit. Virgilijus Pugačiauskas, p.241.
[13] Op. cit. Konrad Muzyka, p.12.
[14] Op. cit. Anaïs Marin, pp.164-165.
[15]https://www.lefigaro.fr/international/crise-en-ukraine-manoeuvres-a-haut-risque-en-bielorussie-20220210
[16] https://air-cosmos.com/article/deux-mig-31k-transfrs-kaliningrad-27979
[17] https://tass.com/defense/1400757
[18] https://www.defensenews.com/global/europe/2021/09/13/as-zapad-military-drills-heat-up-signs-of-a-lasting-russian-footprint-in-belarus/
[19] « Russia, Belarus ink five-year strategic military partnership plan for first time”, Agence TASS, 2 mars 2021. [https://tass.com/defense/1261783]
[20] https://jamestown.org/program/lukashenka-agrees-to-joint-air-patrols-and-training-centers-with-russia-but-still-opposes-military-base-part-two/
[21] https://warsawinstitute.org/russia-deploys-missile-forces-grodno-belarus/
[22] https://foreignpolicy.com/2022/02/08/belarus-russia-troop-buildup-could-be-permanent-ukraine-crisis/
[23] A cette répression, s’ajoutent le détournement d’un avion transportant un dissident biélorusse, Roman Protassevitch, par les autorités biélorusses, en mai 2021 et la crise des migrants à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne en novembre 2021.