Ana Pouvreau est analyste géopolitique et spécialiste de la Russie. Pour Var-matin, elle alerte sur une probable réaction de Vladimir Poutine et décrypte la réaction du peuple russe à son discours.
ncuoco Publié le 22/09/2022 à 20:59, mis à jour le 23/09/2022 à 16:29
Vladimir Poutine a décidé de mobiliser la population pour envoyer de nouveaux soldats au front. Qu’est-ce que cela traduit sur l’état actuel des forces russes ?
La guerre en Ukraine dépasse toutes les prévisions en matière d’attrition des forces car, avec chaque jour près de 200 soldats tués (et 800 blessés) dans chaque camp, on atteindra dans quelques mois les 100 000 morts du côté russe et de même du côté ukrainien. D’après les autorités américaines, le nombre de soldats russes tués au combat depuis le 24 février dernier serait déjà de plus de 70 000 hommes. S’ajoutent à ces morts, les milliers de soldats tombés au combat depuis 2014 dans la guerre du Donbass. A titre de comparaison, 25 000 soldats français et 50 000 Harkis périrent lors de la guerre d’Algérie (1954-1962) ! Le taux de létalité du conflit en Ukraine serait 60 fois plus élevé que celui de la guerre du Vietnam pour les Américains. Au vu de cette macabre réalité, Poutine se voit obligé de se tourner vers les réservistes.
Comment cette annonce a-t-elle été perçue par la population ?
Depuis les guerres sanglantes de Tchétchénie, les mères russes sont terrifiées à l’idée que leurs fils puissent être envoyés sur un théâtre de guerre. Il est évident qu’une telle annonce a suscité l’effroi dans la population au vu des pertes militaires immenses sur le champ de bataille ukrainien. Par ailleurs, à la différence des guerres d’Afghanistan, de Tchétchénie ou de l’intervention militaire russe en Syrie, la guerre en Ukraine est un crève-cœur pour les Russes qui rechignent psychologiquement à tuer leurs frères slaves et chrétiens orthodoxes. De nombreuses familles russes sont d’ailleurs déchirées par cette abomination.
Dans sa déclaration, le président russe parle de réservistes et de personnes qui ont une « expérience pertinente ». Concrètement, qui est concerné ?
Théoriquement, la réserve russe comprend plus de 2 millions de personnes. Ce sont à la fois d’anciens militaires ayant servi sous contrat et d’anciens conscrits. De la même manière qu’en France, où un dispositif de rappel des réservistes a été prévu en soutien des militaires d’active (réserve opérationnelle militaire, réserve civile de la Police nationale, réserve sanitaire, réserve civile pénitentiaire et réserve de Sécurité civile), le gouvernement russe est en train de procéder par pallier. Par ailleurs, depuis 2021, l’armée russe a créé un vivier de réservistes volontaires qui signent un contrat de 3 ans et sont rémunérés pour s’entraîner au combat. Les 300 000 réservistes mobilisés depuis le 21 septembre par Vladimir Poutine vont s’ajouter aux 220 000 soldats envoyés par rotation combattre en Ukraine depuis le 24 février. Ana Pouvreau, analyste géopolitique, spécialiste de la Russie DR.
Pourtant, si le renfort de 300 000 réservistes « expérimentés » est évoqué, la saturation de certaines liaisons aériennes indiquerait que des Russes souhaiteraient quitter le pays pour la Turquie. Pourquoi ?
La tragédie pour les familles en Russie est notamment liée au fait que les jeunes qui viennent tout juste de terminer leur service militaire obligatoire de 12 mois (pour les hommes âgés entre 18 et 27 ans) seraient également concernés par cette mobilisation partielle. En ce qui concerne les anciens militaires d’active qui sont devenus réservistes, il y a évidemment un décalage entre l’entraînement au combat en temps de paix et la réalité des combats une fois que la guerre est déclenchée. On observerait une réaction similaire en France si notre pays était entraîné dans le conflit en Ukraine et que la mobilisation partielle ou générale soit décrétée par le gouvernement.
Selon vous, après les contre-offensives ukrainiennes et cette prise parole, est-ce un moment décisif dans cette guerre ?
Nous sommes au tournant de cette guerre qui a commencé non pas en février 2022 mais en 2014 dans le Donbass. Le nouveau positionnement de Poutine concernant cette région, qui est en proie aux combats depuis 8 ans, clarifie paradoxalement la situation incertaine des deux républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk en prévoyant de les absorber dans le giron de la Fédération de Russie. De toutes façons, il semble illusoire au stade actuel d’espérer ramener la paix dans le Donbass en se référant au statu quo ante. Il y a eu trop d’atrocités commises dans cette région.
Dans son allocution, le maître du Kremlin brandit la menace nucléaire, je cite « ce n’est pas du bluff ». Pensez-vous que c’est du bluff ?
Face à l’escalade entretenue par le déversement d’une aide militaire occidentale colossale de près de 80 milliards de dollars sur le théâtre de guerre ukrainien et à la perspective d’une défaite de la Russie, il est en effet prévisible que Poutine soit tenté de recourir à des armes effroyables contre des pays occidentaux particulièrement offensifs tels que le Royaume-Uni par exemple. Ce pays, malgré ses difficultés post-Brexit, a fourni 4 milliards d’aide militaire à l’Ukraine et annonce désormais son engagement « total » aux côtés des Ukrainiens. La Russie pourrait envisager de dévaster les côtes de l’Angleterre par un tsunami en utilisant la nouvelle torpille nucléaire Poséidon qui déclencherait une vague radioactive de 500 m de haut. Poutine pourrait également décider d’employer des armes nucléaires tactiques en Ukraine pour changer la donne. Il faut donc prendre ces menaces très au sérieux.
Le discours de Vladimir Poutine a provoqué de nombreuses réactions dont celles de la Chine et de l’Inde. La Chine a même appelé à un cessez-le-feu. La Russie est-elle de plus en plus isolée ?
Les puissances telles que la Chine et l’Inde, mais également la Turquie, ont compris que l’escalade actuelle allait certes conduire à un basculement de l’ordre mondial, mais elles ne souhaitent en aucun cas faire face à une apocalypse nucléaire. Elles sont obnubilées par leur propre montée en puissance sur la scène internationale et craignent des retombées pour leurs peuples respectifs. L’Europe devrait adopter une position similaire par souci de protéger l’ensemble des peuples européens qui se retrouvent menacés dans leur existence-même par ce conflit en Ukraine. En effet, le risque nucléaire est d’ordre militaire avec la menace d’utilisation d’armes nucléaires, mais aussi civil en raison des combats à proximité des centrales nucléaires telles que celle de Zaporijia, qui pourraient provoquer un accident nucléaire de grande ampleur.
Des référendums d’annexion vont être organisés dans les territoires occupés ukrainiens. Si les résultats sont favorables à Poutine, que se passerait-il dans ces villes en cas de nouvelles contre-offensives ukrainiennes ?
La Russie se considérerait alors directement attaquée et passerait certainement au stade supérieur dans le choix des armes utilisées. On pourrait donc s’attendre au pire.
En Iran de nombreuses émeutes ont actuellement lieu. Certains spécialistes évoquent « un soulèvement ». Cela peut-il se produire en Russie ?
Mettant la charrue avant les bœufs, des organisations occidentales ont d’ores et déjà planifié la chute de Poutine et le démantèlement de la Russie en invoquant le droit des peuples de Russie tels que les Tatars, à l’autodétermination. Début septembre s’est tenu à Prague un Forum des nations libres de Russie, sponsorisé notamment par George Soros, pour examiner publiquement les options de dépeçage de l’immense Russie. De telles initiatives incitent le pouvoir russe à verrouiller encore plus la société et à exercer une répression sur les récalcitrants en invoquant le désir des Occidentaux de détruire non seulement le régime russe mais aussi la Russie en tant que pays.
Quels sont les scénarios qui pourraient s’écrire ces prochaines semaines ?
Ma crainte est que l’escalade militaire d’une ampleur inouïe entre les Etats-Unis et la Russie à laquelle nous assistons impuissants, ne conduise non seulement à la ruine économique des pays européens, mais également à une mobilisation générale au plan militaire au sein même des pays de l’UE. La possibilité d’une guerre totale avec à la fois l’utilisation de l’arme nucléaire et le jeu des alliances en vertu de l’article 5 de l’Otan.